Au temps conté

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Au temps conté

Messagepar gib
02 Oct 2014, 05:34

"Au temps conté", ce sont des histoires qui parlent des évènements inattendus, des espoirs, des erreurs, des tracas de la vie. De brefs regards, comme autant d’esquisses du quotidien où la poésie et l’humour affleurent. L’auteur attache les sentiments et les idées comme les wagons d’un train abstrait qui file comme le temps, avec pour seule certitude la mort. Le temps est « conté », mais le prendrez-vous pour effeuiller cet ouvrage ?

ISBN : 9782332814456, Prix : 12 € (livre papier), 7,20 € (numérique), 13 € (livre papier + numérique).

en vente chez Edilivre

Un extrait :

Chronique d’une soirée ordinaire
(Le train de la vie)


L’horloge égrène le temps qui passe dans son habit de sang, comme le réverbère illumine la nuit troublée par l’éclat blafard de la lune montante. Dix fenêtres aux solennités d’une fin de journée ordinaire se dessinent
dans la cité progressivement appréhendée par la nuit.

Première fenêtre :
Tordu de douleur, le visage de la parturiente se crispe davantage. La délivrance, enfin. La chambre résonne du cri primal. L’accouchement s’est opéré sans difficultés et le bonheur illumine le visagede la jeune mère. La sage-femme lui tend le nouvel être. C’est une fille. Le train de la vie est en route pour ce petit humain au fluide vital bouillonnant d’espoir. Elle le voulait, cet enfant, avec le désir inconscient de perpétuer l’espèce, malgré la précarité. Donner la vie représentait pour elle l’accomplissement, la chose la plus belle et la plus incertaine aussi. Elle avait dû se battre, chercher, pour obtenir enfin un toit, cette chambre de bonne mansardée à la petite lucarne dans les combles de la vieille maison aux murs épais d’un autre âge. Malgré la douleur, elle se lève, la chair de sa chair dans les bras, pour allumer la bougie posée depuis plusieurs jours devant l’ouverture. Une lueur
incertaine éclaire plus encore le vieux carreau en verre de reflets tremblants, prémisses de jours meilleurs. Il
n’y a pas de père, elle le sait. Elle lève les yeux vers le ciel. La lune veille sur eux.

Deuxième fenêtre :
J’ai fini mes devoirs. Il commence à faire sombre et j’allume la lumière. Papa va rentrer du travail. Maman est dans la cuisine. Elle fait un gros gâteau au chocolat pour mon anniversaire. C’est long. Maintenant, il doit encore
cuire. Elle me demande de l’aider à mettre la table. La nappe est dessinée avec deux traits sur les bords. On dirait des rails, les mêmes que les vrais. J’entends la porte qui s’ouvre. C’est papa qui arrive avec un gros paquet. Il pose le carton par terre. Je vais vers lui et je l’embrasse. Il me souhaite un bon anniversaire et me dit que je peux ouvrir mon cadeau. Maman est là aussi. Ils s’embrassent tous les deux pendant que je tire sur le ruban pour défaire le noeud. Je trouve une boîte rouge du Jouet Français sous le papier avec son petit bonhomme accroupi dessiné dessus. Je veux faire comme lui. Le noeud est compliqué, mais je réussis à l’ouvrir. Il y a des rails, une locomotive, des wagons, une gare et un transformateur avec un papier plié dans un coin. Il commence à faire froid. Papa allume le fourneau. On va manger et, pour une fois, je finis mon assiette. Après le gâteau, c’est le grand moment. Je vais faire rouler mon train. Papa m’aide à construire par terre un grand ovale avec deux rangées
de rails d’un côté. Il pose la gare et me montre comment mettre la locomotive et les wagons sur les rails. Il branche le transfo. Il ouvre un tiroir dans le buffet et sort un vieux sifflet de quand il était gendarme. Il siffle trois fois et je tourne le gros bouton. Mon train roule de plus en plus vite et je fais comme le petit bonhomme pour changer l’aiguillage. J’arrête le train devant la gare. Il est tard. Maman me dit qu’il faut aller se coucher. Papa me prend dans ses bras et on regarde par la fenêtre. Il y a aussi des trains dehors. Je les entends siffler. Plus tard, je veux les conduire. Je fais ma toilette et je vais au lit. Maman éteint la lumière. Cette nuit, je veux rêver des trains, de la gare et des wagons.

Troisième fenêtre :
Il avait roulé toute la journée. En se levant, il savait qu’il devait quitter une fois de plus un maître qui lui avait enseigné une nouvelle part de savoir, mais il devait poursuivre son tour de France. Une nouvelle adresse dans une ville inconnue l’attendait, et le train était le meilleur moyen pour atteindre cette destination. Un logement bien meublé, propre et bien entretenu, lui permettrait de continuer à vivre dans des conditions correctes. Il s’y rendit de suite en descendant du wagon. Le nouveau maître attendait le compagnon au pied de l’immeuble et lui remit les clés, après qu’ils eurent échangé les signes de reconnaissance traditionnels. Il lui dit simplement qu’il l’attendrait le lendemain à l’atelier, à 6 heures. Le jour commençait à tomber lorsqu’il prit possession des lieux, excité à l’idée de cette nouvelle expérience qui s’offrait à lui. Il n’avait pas faim. Il déballa son balluchon, prit avec précaution les notes qui résumaient tout ce qu’il avait déjà appris, pour inscrire ses premières impressions après avoir allumé la lampe. En regardant par la fenêtre, il s’aperçut que la nuit, porteuse de nouveaux songes, était apparue. Le futur recelait le trésor de nouvelles connaissances.

Quatrième fenêtre :
Nous célébrions l’anniversaire de la libération du petit village, où M. devenu ministre avait voulu rendre un hommage à ses anciens compagnons d’armes. J’avais été désigné comme portedrapeau par le comité, et nous défilions martialement au son de notre hymne devant la tribune officielle. Lorsqu’il nous vit, M. se leva et nous rejoignit, fier de sa présence à nos côtés. Plus loin, une équipe de télévision de ce pays redevenu notre ami, enregistrait l’événement. Ce matin-là, nous avions bénéficié d’une circulation spéciale, en autorail, pour nous retrouver tous. Sur le chemin du retour, l’un des nôtres nous relata quelques paroles prononcées par l’équipe des actualités étrangères après la cérémonie. Ils nous avaient observés, et s’étaient étonnés de notre matériel qui, selon eux, ne pouvait être celui de la vraie
télévision. Tout cela pour une simple ampoule de projecteur cassée pendant le transport. Il me restait à prendre une correspondance pour rejoindre mes pénates, mais le train avait du retard. Ce n’est que vers neuf heures du soir que j’arrivai chez moi, passablement éreinté. En me rendant compte que j’avais oublié, le matin même, d’éteindre la lumière en partant, je ne pus m’empêcher de m’adresser des imprécations. Un mouvement réflexe, éteindre, pour rallumer aussitôt en me rendant compte que la pièce était plongée dans le noir, tout en repensant à ce que notre camarade avait entendu. Décidément, ils ne changeront jamais.

Cinquième fenêtre :
La nuit. Celle de ses yeux morts, depuis ce stupide éclat métallique qui avait frappé son centre de la vision, lors de l’attentat, alors qu’il attendait comme chaque jour son train pour aller travailler, le laissant étrangement en vie. Il vivait depuis dans cette petite chambre, où la clarté n’était qu’un lointain souvenir. Ses seules images étaient celles de sa mémoire, et parfois, les couleurs de ses rêves. Continuer à vivre lui avait paru insurmontable.
Il avait même voulu en finir, mais ne sut choisir entre se jeter sous un train ou par la fenêtre. Il s’était habitué malgré tout à sa canne blanche, et de nouveaux amis l’aidaient. Le plus dur fut d’apprendre le braille, mais il avait été aidé par l’association, ces donneurs de voix qui lui permettaient malgré tout de lire des livres. Ses autres sens s’étaient développés, particulièrement l’ouïe, et ils lui avaient prêté un équipement de communication radio qui lui permettait de discuter avec le monde entier sur ondes courtes, rencontrant parfois des inconnus qui souffraient du même handicap et avec qui il nouait de solides amitiés. Il avait même retrouvé un travail, depuis quelques mois, comme standardiste, dans une entreprise adaptée. Sa vie continuait, même si en
rentrant le soir, après une journée bien remplie, allumer ou éteindre la lampe ne signifiait plus rien. Sa clarté était ailleurs.

Sixième fenêtre :
Mes soeurs l’avaient rencontré avant moi. Elles s’étaient succédé à tour de rôle dans son atelier de peintre. Mais il ne pouvait pas peindre comme tout le monde. Il fallait qu’il enduise nos corps de peinture, avec ses doigts potelés. Nous étions obligées de le supporter. La vie le voulait. Il ne savait dessiner que des locomotives, et nous dévoilions fièrement ses chefs-d’oeuvre auprès des visiteurs recherchant l’originalité. Ah, ces artistes ! Certains
venaient même simplement pour voir comment il travaillait et nous dûmes plus d’une fois exposer nos corps presque nus à d’autres regards que le sien. Quand il n’était pas satisfait, il nous permettait de recouvrer notre nudité originelle, en frottant nos corps d’un chiffon imbibé d’essence de térébenthine. Cela ne m’était pas encore arrivé, mais mes aînées m’avaient raconté que lorsque l’oeuvre était terminée il procédait à un rituel étrange : il nous détachait avec précaution de notre encadrement, nettoyait le mastic et nous remplaçait par une autre, plus claire, plus lumineuse et surtout vierge de traces.

Septième fenêtre :
Étendu sur le tapis, j’écoute le crescendo de ces bruits mécaniques dont le tempo augmente progressivement. Je possédais dans mes enregistrements cette vieille bande magnétique qui recelait un trésor oublié, cette oeuvre d’Arthur. Mon pote avait composé ce morceau pour illustrer un court-métrage, afin de rendre un dernier hommage
aux Pacific, Divine1 ou autre Consolidation2 avant qu’elles ne disparaissent définitivement de nos lignes. Vous aurez compris qu’il s’agit là des surnoms donnés par leurs mécaniciens et chauffeurs aux locomotives à vapeur. La musique s’insinue dans le rythme des pistons et je m’imagine être une caméra posée à l’avant d’une de ces machines, avalant les kilomètres à une vitesse croissante. Les traverses défilent sous ma vue, ponctuées du bruit d’échappement de la vapeur surchauffée qui se détend. J’augmente le niveau sonore et la vitre se met à vibrer avec un bruit cristallin. Il me faudra encore chercher du mastic chez mon voisin, je sais qu’il en utilise beaucoup. Le train a atteint sa destination, la musique cesse, j’ouvre les yeux, la nuit commence à tomber. Je repense à Arthur Honegger, le compositeur de l’oeuvre, Pacific 231 pour l’éternité.

Huitième fenêtre :
Une journée de plus, mais celle-ci n’était pas comme les autres. La dernière sur cette nacelle. Il allait enfin pouvoir profiter de la vie et réaliser son rêve. Il ne manquait que des ailes à sa liberté. En rentrant chez lui, en fin de journée, il repensait au cordonnier. Vous savez, celui qui est le plus mal chaussé. Mais lui n’était pas cordonnier : c’était un laveur de carreaux anonyme dont la tâche était de permettre à la lumière d’entrer dans les
bureaux de ces grands immeubles tout aussi anonymes. Soixante ans venaient de sonner à l’horloge, et demain il serait à la retraite. Il prendrait alors le train pour la première fois, et verrait enfin la mer. En revenant, il nettoierait sa fenêtre.

Neuvième fenêtre :
Ils disent qu’un premier roman, c’est une autobiographie. J’ai essayé, mais je n’y suis pas arrivé. Et ils disent qu’être écrivain, monsieur, ce n’est pas cela. Mais je ne suis pas écrivain. Certes, j’écris parfois, mais je préfère imaginer que je dessine avec des mots. Zut, syndrome de la page blanche. Vite, organiser ses idées ! La lucarne me permet d’apercevoir la lune déjà levée. Je ne pensais pas qu’il était si tard. Ils disent que les descriptions, ça ralentit le rythme. Mais je n’ai pas besoin de cela, je suis déjà à l’arrêt. Et comment décrirais-je cette chambre sordide, où je vis en attendant des jours meilleurs ? Une chaise, une table, un lit, une armoire, mais aussi du papier, mes biens. Des feuilles de papier, partout. Et surtout l’essentiel, le pot avec les crayons, palette multicolore aux contenus rabougris, des vieux, des jeunes, avec ou sans gomme, des ronds, des hexagonaux, des courts, des longs et même, luxe suprême, certains taillés des deux côtés (on ne sait jamais, des fois que ça casserait). J’ai subitement chaud. J’entrebâille la fenêtre et les bruits de l’extérieur résonnent dans ma tête. Toujours ces trains, les mêmes, aux mêmes heures, métronomes d’une vie désorganisée de fin de civilisation. Et soudain, l’inspiration, flétrissure d’un présent sans espoir, conjointement à cette lampe que je viens d’allumer. Beaucoup de pages doivent encore être écrites et, cette nuit, la lampe ne s’éteindra pas. Seul le papier noircira.

Dixième fenêtre :
Le garde-barrière est mort dans sa petite chambre. Il est mort seul, mais on est toujours seul dans ce cas-là. À sa naissance, ils l’ont posé dans une boîte qu’ils appellent berceau. Toute sa vie il a travaillé dans une boîte de chemins de fer. Et maintenant, ils vont l’enfermer dans une autre boîte, toute petite et très étroite. Une de plus. Il a pris le dernier train pour aller chez le Bon Dieu. La logeuse entre, elle allume deux bougies, pâles falots aux
couleurs de crépuscule.

Les volets :
La nuit enveloppe la ville de son manteau de temps. Il n’y a plus de fenêtres. Le point d’orgue et de glace de la pleine lune prédit une nouvelle aube.

Il est dit parfois que toutes les guerres ne sont que des guerres de religion. Alors dites-moi le nom de ce Dieu qui les autorise à tuer l'amour (Apologue d'Alegranza)
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